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96 HEURES QUI DERAILLENT
21 avril 2009

MESAVENTURE SUR L'INN

Redon___le_Cyclope_pttJ'habite dans une vieille demeure campagnarde située tout près de l'Inn, le fleuve qui marque la frontière avec la Bavière. Au cours des premières années qui ont suivi la guerre mondiale - ma femme était partie en voyage pour quelques semaines -, je rendis visite à une amie sculpteur qui habitait une maison tout aussi isolée que la mienne, du côté bavarois. Elle m'offrit un crâne humain qui était depuis longtemps en sa possession et qu'elle avait trouvé un jour en remuant une fourmilière. D'après sa forme, c'était le crâne d'un vieil homme, le bord de la mâchoire supérieure - l'inférieure manquait - était complètement rongé , sans dents. Il avait une coloration singulière, brun foncé, et l'on pouvait en conclure qu'il avait dû rester bien plus de cent ans dans l'humus desséché. Qui peut savoir s'il était arrivé là par malheur, par jeu ou à la suite d'un crime? Quoi qu'il en soit, j'acceptai avec amusement ce cadeau qui me fut remis au moment des adieux dans un sac de toile, et je cheminai avec lui pendant quelques heures à travers la forêt de Neuburg. J'arrivai sur la rive de l'Inn dans un crépuscule sombre et automnal afin d'accéder, vers l'amont, au bac qui devait me conduire du côté autrichien. Marchant rapidement dans les dernières lueurs du jour, je m'aperçus avec colère qu'il ne restait plus que quelques minutes avant six heures, l'heure où le service de traversée prenait fin. Dans la pénombre, j'allongeai donc le pas autant que possible sur le sentier étroit et pierreux qui longeait la rive. mais n'atteignis le bac en trottant légèrement que peu après six heures. Le passeur n'était pourtant plus là. Il avait terminé sa journée et se trouvait dans l'auberge voisine.
Bon, autrefois, on n'y aurait pas regardé de si près et le passeur m'aurait fait traverser sans faire d'histoires mais, dans les premières années qui ont suivi la guerre mondiale, on avait fait passer, à la faveur des relations encore un peu confuses entre les deux pays, pas mal de choses interdites et de marchandises de contrebande d'une rive à l'autre de l'Inn. C'est pourquoi le passeur dépendait désormais du douanier qui restait toute la journée dans une petite guérite juste à côté du bac. Son service prenait également fin à six heures.
Dans la salle envahie par une fumée épaisse, je trouvai une compagnie bigarrée de bûcherons, d'hommes désoeuvrés ainsi que mon passeur. Il refusa sans autre forme de procès de me rendre service, à moins que Je douanier n'accorde son autorisation. C'est seulement à ce moment que j'identifiai le fonctionnaire dans la pièce enfumée, grâce à sa calotte verte. Avec toute la majesté que lui conféraient ses pouvoirs, il me demanda qui j'étais et ce que je voulais à une heure aussi tardive. Je me présentai, racontai que j'habitais sur l'autre rive depuis vingt ans et dis à quel point il m'était pénible de ne plus pouvoir rentrer chez moi cette nuit, de savoir que ma vieille servante se ferait du souci pour moi et finis par le supplier, parce qu'il n'était après tout qu'à peine six heures dix.
Cela me tracassait bien sûr de ne pas avoir le droit d'aller maintenant de l'autre côté du fleuve à cause d'une telle vétille et de l'imbécile bureaucratie alors que nos idées sur l'État, l'argent, les moeurs et autres valeurs étaient par ailleurs plutôt fragiles. Les clients étaient assis, fumaient en silence, et étaient, comme j'avais cru le remarquer, de mon côté. Seul le passeur restait neutre par devoir sous les yeux de l'autorité rigoureuse. Mais ce fâcheux homme vert joua les gros bras devant nous.
Une fois qu'il eut joui de la situation à satiété, je fus interrogé sur le contenu du sac que je tenais à la main. « Il y a une tête de mort dedans », dis-je. Le fonctionnaire n'eut pas l'air de me croire et continua à m'interroger. Je l'informai alors que j'étais un dessinateur pas totalement inconnu sur cette terre et que j'avais besoin du crâne pour dessiner d'après modèle. En disant cela, je le sortais du sac pour le présenter à cet homme scrupuleux, mais il ne voulut pas le toucher. Je le posai alors sur la table de l'auberge où il éveilla un grand intérêt parmi la compagnie éméchée qui se divisa sur-le-champ en opinions différentes sur la valeur et la fin de la vie humaine. Pour quelques-uns, la vie n'était qu'un tas d'immondices; pour un autre parti, proférer une telle idée était un grave péché. Une méchante querelle fut sur le point d'éclater et l'on fut à un cheveu d'utiliser le pauvre et docile crâne comme projectile et, ce faisant, de le briser. L'attitude du souverain de cette auberge changea alors tout à coup et il lâcha avec beaucoup de grâce: «Pour moi, vous pouvez bien traverser! »
Peut-être la vue du crâne ricanant l'avait-elle tiré de ses rêves de grandeur et lui avait-elle fait comprendre qu'il y a une certaine égalité entre nous tous, les humains.

Alfred Kubin, 1930

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